:LE MONDE DE BOLLYWOOD:

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Interview de Vijay MONANY sur l'Inde et sa culture. à lire ...

Bollywood,

"esthétique d'une culture populaire"

par Vijay Monany

Article publié en Juin 2003 dans la "Feuille de Bétel"

"Quand j'étais enfant, les films étaient pour moi l'image même des séductions de l'âge adulte ; maintenant que je suis adulte, j'y trouve l'espoir d'une voie toujours ouverte vers l'enfance."

Satyajit Ray

"Le progrès sera anarchique tant que l'ordre restera rétrograde". Toute l'histoire de l'Inde pourrait se lire à travers cette phrase d'Auguste Comte, comme si l'histoire de cette civilisation se limitait à l'oscillation perpétuelle entre une modernité toujours dévastatrice et une tradition résolument conservatrice. C'est là l'enjeu majeur de l'histoire de tous les peuples orientaux au cours de ces dernières décénies, un enjeu sémantique, car une clarification conceptuelle devra tôt ou tard se substituer à une confusion qui a été trop longtemps source de dangereux malentendus.

Corrupteur, insolent, définitivement impie et malhonnête, irrespectueux des traditions, avec l'argent pour seule valeur spirituelle, l'occidental est perçu comme le porteur de la plus dangereuse modernité. Source de crainte autant que d'admiration, il suscite nécessairement la tentation autant que la réticence. Alors que certains se perdent en voulant l'imiter, les autres l'accusent, le montrent toujours du doigt, comme celui qui profane les temples et foule aux pieds les principes de la morale traditionnelle. Tous ceux qui le fuient ne trouvent d'autre refuge que celui d'un conservatisme dangereux et éloigné des valeurs spirituelles de l'Inde véritable.

La réaction, forme exacerbée de la tradition, trouve ses racines dans une opposition, sinon aveugle, du moins sans concession vis-à-vis de la modernité. Mais cette brutalité dans l'affrontement des civilisations, ce refus presque frénétique du moderne s'explique d'abord par une confusion conceptuelle, qui refuse de comprendre la modernisation autrement que comme une occidentalisation et donc, nécessairement, comme une dénaturation.

Je veux pour ma part démontrer que le cinéma, forme moderne de communication s'il en est, constitue pour l'Inde le moyen essentiel d'aborder avantageusement l'épreuve de la modernité, de maintenir sa spécificité culturelle et de la communiquer aux autres, reprenant à son compte le phénomène de la mondialisation, trouvant par là la voie d'une modernisation qui ne soit pas une occidentalisation.

"The world is becoming global", peut-on entendre dans un film de Mira Naïr. L'Inde ne peut certes vivre la mondialisation que comme une épreuve, mais je veux montrer comment cette épreuve peut permettre l'affirmation d'une nation, et comment le cinéma donne les moyens esthétiques d'une telle affirmation.

A travers les défis qui lui sont lancés, l'Inde pourra, je le crois, apporter une contribution fondamentale au renouveau culturel de l'humanité. Par sa façon originale de manier l'art du cinéma, et par la mise au jour d'une esthétique cinématographique spécifique, je suis convaincu que l'Inde est en train de renouveler durablement la notion de "culture populaire".

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L'Inde se tient aujourd'hui à la croisée des chemins ; les années 1990 ont constitué pour le cinéma indien une période de "crise", au sens premier du terme: le passage d'un état à un autre. L'image était celle d'une dissonance fondamentale, d'un paradoxe essentiel: d'un côté, l'idée d'un cinéma national était dans tous les esprits, de l'autre, ce cinéma perdait sa substance nationale, perdait ce qui faisait de lui un cinéma spécifiquement indien. Les chansons, dans leur rythme, étaient une imitation de l'occident bien plus qu'une création originale, les costumes empruntaient leurs formes à tous les clichés de l'american way of life. L'écart se réduisait de plus en plus entre Hollywood et Bollywood, faisant de la paronymie une quasi-homonymie, faisant du cinéma indien une pâle imitation du cinéma américain, une mauvaise copie. La compétition étant beaucoup trop inégale, personne ne comprenait pourtant qu'il fallait alors que l'Inde changeât de registre ; ne pouvant faire face à l'Amérique sur un terrain trop pratiqué par celle-ci, il fallait que l'Inde réinventât son propre cinéma, qu'elle imaginât une culture qui seule pût la restaurer dans sa spécificité.

Voilà la tension décrite par Mira Naïr dans Le Mariage des moussons, film trop peu compris par beaucoup. La question est simple : comment l'Inde pourrait-elle avantageusement aborder l'épreuve de la modernité alors qu'elle s'est jusqu'ici laissée détruire par elle? Comment la mondialisation pourrait-elle ne pas nécessairement nier la tradition indienne sans pour autant être refusée en bloc? L'Inde est comme la mariée du film de Mira Naïr, elle se tient fermement entre un livre de Tagore et un exemplaire de Cosmopolitan. Par une très habile structure chiasmique, Mira Naïr donne aux personnages qui aspirent à la vie moderne et occidentale des noms résolument indiens ( Porbatlal Karamchand ) tandis qu'elle donne aux personnages plus traditionalistes des noms occidentaux ( Alice ). Voilà l'entrecroisement des réalités, comme si une solidarité des antagonismes devait amener les pôles de la tradition et de la modernité à se synthétiser plutôt qu'à se rejeter.

Il fallait donc qu'il y eût un changement, non pas que l'Occident fût décrié mais qu'il se mît au service d'un cinéma véritablement national. A la fin des années 1990, les costumes traditionnels réapparaissaient dans les films ; en attendant qu'un compositeur comme Darbar bannisse définitivement les rythmes américains, Lalit et Sameer réintroduisaient dans leurs films des mélodies et des thèmes incontestablement orientaux.

Le changement était infime, presque imperceptible, mais pourtant bien réel. Le film Kuch Kuch Hota Hai ( 1998 ) est peut-être la meilleure manifestation de ce changement, et son succès est peut-être dû au fait que le public sent que quelque chose est en train de changer. La séquence de la chanson Yeh ladka hai deewana met en scène, dans un lycée aux allures d'american college, de jeunes étudiants habillés tout en jean et buvant du pepsi dans la cour du campus. La musique est rythmée à l'occidentale, et les images sont manifestement empruntées aux college' movies américains. Pourtant, le temps d'une scène très brève et singulière, le spectateur peut apercevoir côte-à-côte Kajol en tenue orange et blanche et Sharukh Khan en T-shirt vert. Orange, blanc et vert, le spectateur reconnaît les couleurs de l'Inde dans une scène où il ne s'attendait guère à les trouver. Loin de se perdre dans la modernité, le cinéma offre à l'inde les moyens esthétiques - et ce n'est pas indifférent s'il le fait par les couleurs - d'une affirmation nationale.

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Le renouveau est salutaire, et s'effectue bien par le moyen d'une esthétique particulière : les costumes, les chansons, les danses, les couleurs sont autant de moyens que le cinéma met à la disposition de l'esprit indien pour la mise au jour d'une esthétique. Il suffit de regarder Devdas pour comprendre à quel point cette notion d' "esthétique" est fondamentale. Rien de ce qui est montré n'est naturel, la nature est constamment embellie par l'art du décor et de la peinture. Si pour l'Occident, le cinéma est un art ( on parle du "septième art" ), il est pour l'Inde un artifice, et c'est bien d'où lui vient son salut.

L'artefact est au départ une nécessité, une contrainte technique d'abord ressentie comme une entrave à l'expression d'un cinéma aussi réussi que le cinéma américain. Celui-ci prône en effet la réduction de l'écart entre la nature et le film: on dit d'un acteur qu'il joue bien, ou qu'il joue juste, lorsqu'il conforme son jeu aux réactions naturelles de l'individu qu'il incarne. Un acteur est doué lorsqu'il est "naturel", son jeu est bon lorsqu'il parvient à faire oublier que c'est un jeu. En Inde, c'est exactement le contraire, les acteurs surjouent, ils sont doués non pas quand ils sont naturels mais quand ils sont artificiels, c'est-à-dire, en somme, quand ils sont culturels.

La multiplicité des langues interdit au cinéma indien d'accorder trop d'importance aux dialogues. La trame narrative est révélée bien davantage par les gestes et par l' expression des visages. Pour être compris, les acteurs sont obligés de surjouer, mais cette contrainte technique est en même temps ce qui sauve le Bollywood. Alors que l'art hollywoodien consiste à inhiber le signe, à réduire l'écart entre la nature et la culture, à faire passer le faux pour la réalité, l'art bollywoodien consiste au contraire à exhiber les grosses ficelles, à maintenir l'écart toujours ouvert entre la fiction et le réel que cette fiction déconstruit. L'art bollywoodien consiste en un larvatus prodeo qui rend l'hiatus toujours possible entre la nature et la culture.

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Alors que le cinéma américain s'écarte de plus en plus de sa dimension culturelle pour lui préférer le qualificatif de "naturel", le cinéma indien est peut-être le seul aujourd'hui à mériter l'adjectif "culturel". En cela, il appartient moins à la catégorie de la "culture de masse" qu'à celle de la "culture populaire", que l'Europe a peut-être perdu depuis les spectacles de Guignol aux jardins du Luxembourg. Un tel spectacle exhibait certes ses grosses ficelles mais réduisait toujours la distance entre la scène et la salle, et l'on pouvait entendre parfois un enfant crier à Guignol que le méchant se trouvait juste derrière lui, comme on peut aujourd'hui admirer les spectateurs des bollywood, toujours actifs devant le spectacle, car le cinéma indien est peut-être, depuis toujours et en dépit de ses projets, la voie d'un retour vers l'enfance.

S'il faut maintenir la comparaison avec le cinéma américain, je dirais qu'un film de Bollywood ressemble davantage à un Walt Disney qu'à une production hollywoodienne ( la paronymie n'est qu'une paronymie ) à cette différence près : dans un Walt Disney, les chansons font toujours progresser la trame narrative tandis que, dans un Bollywood, la chanson est résolument déconnectée de la trame narrative, comme si les séquences musicales ne valaient que pour elles-mêmes, n'avaient d'autres raison d'être que d'embellir le film, n'avaient d'autre vocation que celle purement esthétique.

Baudelaire a écrit : "Le génie, c'est l'enfance retrouvée à volonté". A l'occasion d'une danse, l'histoire ne progresse pas, le temps se fixe, recule presque, comme si les acteurs laissaient alors les formes de leur propre vie rajeunir, comme pour trouver "l'espoir d'une voie toujours ouverte vers l'enfance".

Vijay Monany

 

 



16/10/2007
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